Emmanuelle Steels : la voix d'une journaliste
Le Mexique est l’un des pays les plus dangereux au monde pour les
journalistes. Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a
documenté un total de 13 journalistes tués en 2022, le nombre le
plus élevé jamais enregistré en une seule année au Mexique.
Emmanuelle Steels, correspondante au Mexique, nous éclaire sur la
situation des journalistes qui exercent leur métier.

Pixabay
Comment gère-t-on les menaces au quotidien en tant que journaliste qui dénonce des faits de corruption ?
Beaucoup de journalistes mexicains se sont exilés parce qu’ils risquaient leur vie. J'ai plusieurs amis qui vivent à l'étranger, en Europe et aux États-Unis. Pour ceux qui restent et qui travaillent dans des villes où l’exercice du journalisme est vraiment risqué, ils s'organisent pour se déplacer sur le terrain ensemble. Chacun gère la menace comme il peut.
Est ce qu’une protection est mise en place pour les journalistes ?
Un dispositif a été mis en place en 2014, par le gouvernement mexicain. C’est un système qui inclut plusieurs degrés de protection. Le journaliste en fait la demande parce qu'il fait l'objet de menaces ou d’agressions. Les autorités analysent la situation et octroient des mesures, telles qu’un bouton d’alerte, des caméras à l’entrée du domicile, des gardes du corps. Mais ce mécanisme à des défaillances, des journalistes ont tout de même été assassinés ou agressés. Si quelqu'un veut supprimer la voix d’un journaliste, il va y parvenir.
Comment les journalistes coopèrent entre eux ?
Il y a une grande solidarité en général. Il y a des tchats de
journalistes qui se tiennent au courant de leurs déplacements.
Beaucoup de journalistes travaillent ensemble, c'est une façon
d'esquiver les menaces en partageant les résultats des enquêtes. C'est
beaucoup plus difficile de s'en prendre à un groupe. Dans les régions
à risque, les locaux vont épauler les journalistes.
Alain Rodier : Une histoire ambiguë ?
Alain Rodier, directeur de recherche auprès du centre de recherche
sur le renseignement travaille depuis 21 ans sur la criminalité
organisée, le terrorisme et les conflits en cours. Avec lui on
analyse l’histoire des cartels.

Pixabay
Depuis combien de temps est-ce que vous estimez que les cartels sont actifs ?
Les cartels sont actifs depuis l’existence du Mexique, si vous
reprenez l’histoire, les grands chefs historiques étaient à la fois
des héros locaux et à la fois des criminels.
Pour reprendre un exemple historique, Pancho Villa était général mais
c’était en réalité un très grand bandit. Depuis, la situation ambiguë
du Mexique entre le politique, le militaire et le bandit est
historique. Les cartels ont commencé à faire parler d’eux surtout
quand le trafic de drogue s’est généralisé.
Est-ce qu' il y a eu de grands changements à la tête de ces gangs ?
Je n’ai pas noté de grand changement, mais il y a eu une évolution des
bandes criminelles. A la suite d’un certain nombre d’arrestations de
barons de la drogue et de leurs expulsions vers les États-Unis, ça a
donné des idées aux lieutenants de prendre le contrôle. Non seulement
leur combat interne n’a eu aucun vainqueur, mais ils ont fait exploser
leur groupe. Le cartel de Juárez est un des meilleurs exemples. Depuis
la deuxième arrestation d’El Chapo, non seulement il a explosé, mais
il continue d’exploser. À l'intérieur, il y a comme une réaction en
chaîne.
Cela dit, il reste tout de même de grandes organisations. Le groupe le
plus puissant à l’heure actuelle est le Cartel de Jalisco Nouvelle
Génération. Il est considéré comme l’un des 5 gangs les plus dangereux
de la planète par les Américains, ça reste énorme.
Julia : « Nous avions vécu une scolarité très heureuse jusqu’à ce jour »
Julia (le nom a été changé) est mexicaine, elle a 37 ans. Elle est
arrivée à l’âge de 23 ans en France, mais elle a vécu toute sa vie à
Acapulco dans l’État de Guerrero, un des États les plus dangereux au
Mexique. Quel est le quotidien des citoyens qui vivent dans l’un des
pays les plus dangereux au monde ?

Pixabay
Ressentiez-vous la présence des cartels au quotidien quand vous viviez au Mexique ?
Je savais que les cartels existaient, mais je ne ressentais pas leur présence au quotidien. Avec mes amis, j’ai vécu une scolarité très heureuse. Mais à partir de 2011, il y a eu des guerres contre le narcotrafic et la vie a changé. J’étais en France à cette époque, mais ma famille vivait à Acapulco dans l’État de Guerrero.
Qu’est-ce qui a changé en 2011?
En juillet 2011, je suis allée au Mexique avec mon copain, nous avons passé un très bel été avec mes amis, et mon petit frère. Je suis ensuite rentrée en France et j’ai appris la terrible nouvelle. Mon petit frère avait été kidnappé et assassiné par une bande de narcotrafiquants. C’est arrivé le 11 août 2011, il avait 15 ans. On ne sait pas ce qu’il s’est passé, mais les coupables ont été retrouvés et emprisonnés.
Est-ce que la population ressent toujours la pression de ces cartels en 2022 ?
Oui, ce n’est plus la même vie, mes amis qui vivent au Mexique ne sortent plus le soir sans avoir peur. Quand je rentre au Mexique, si je sors le soir, mon père est stressé.
Est-ce que vous faîtes confiance au gouvernement ?
Non, il y a énormément de situations au Mexique qui sont impunies. On
sait très bien qu’avec un peu d'argent, les crimes peuvent être
réglés.